Pour Hubert Trapet, président d’Emmaüs France, la crise actuelle redonne de l’acuité aux intuitions de l’Abbé Pierre, fondateur d’Emmaüs, sur une insertion des personnes victimes d’exclusion dans l’économie sociale et solidaire. Tribune publiée le 20 mai 2020 dans La Croix.
La situation dramatique que nous vivons nous enjoint à repenser notre monde en profondeur. N’en déplaise aux chantres de l’ancien monde, la folie néolibérale mène l’humanité à sa perte. L’origine de cette crise ? Un simple virus, qui nous met tous en danger, l’économie à l’arrêt, un salarié sur deux au chômage.
Cette crise globale et mondiale met en évidence les conséquences des politiques menées depuis des décennies. La nécessité d’assurer la continuité de certains services au public a contraint des personnes surexposées à travailler, des familles n’arrivent plus à boucler la fin de mois, certains ont faim. Sont touchés particulièrement les plus modestes et les exclus de toute sorte, déjà fortement exposés auparavant.
L’aide exceptionnelle décidée en urgence par le gouvernement ne compense pas la non-révision depuis deux ans des minima sociaux, la réduction des APL, le durcissement de l’accès à l’AME, la révision programmée de l’assurance-chômage, autant de mesures qui contribuent à une situation intenable pour les plus modestes.
Des millions de personnes sont dans l’angoisse d’une grave crise économique et sociale à venir. Et que dire des personnes à la rue, ou des 500 000 sans papiers et sans droits installés définitivement en France, ignorés des statistiques officielles, que l’on plonge dans la pauvreté, victimes du travail au noir, des marchands de sommeil, et du Covid.
Il faut nommer les maux qui nous rongent et conduisent à cette situation. L’économie est dominée par une finance débridée, les inégalités sont croissantes, la surconsommation excède nos besoins et la culture de l’individualisme et de la compétition nous fait oublier l’autre. La libre entreprise et les marchés ne sont pas responsables de la situation actuelle, des inégalités scolaires ou fiscales. Les causes, multiples, sont dans l’accumulation avec le temps de nos choix de société. Si les migrants sont à la rue, c’est un choix, celui du refus de les accueillir dignement.
Pourtant une autre société est possible. Emmaüs se bat depuis 70 ans pour cela, aider, accueillir, interpeller, dans la continuité de son fondateur l’abbé Pierre. Le mouvement démontre en France, et dans le monde, par des solutions originales, que les personnes victimes d’exclusion peuvent trouver des solutions pour se rendre à nouveau actrices de leur vie, vivre de leur travail, voire même en aider d’autres plus souffrantes encore. Il démontre aussi qu’il est possible de créer de l’emploi durable, à partir d’activités de récupération et de réemploi. Évoluant dans l’univers de l’économie sociale et solidaire, Emmaüs est soumis aux contraintes des cycles économiques, traversant parfois des passages difficiles, comme toutes les entreprises commerciales classiques. Et aujourd’hui par exemple, faute d’autre solution, nous sommes contraints de faire appel à la générosité des Français pour la première fois depuis 1954. Et nous les remercions vivement de leur soutien à nos modèles différents et innovants.
Nous savons qu’il est possible de limiter les écarts de salaires, d’investir, tout en affectant nos surplus à de la solidarité, tout en mobilisant des milliers de personnes souvent exclues du monde de l’emploi et de l’entreprise. Nous savons contribuer à l’intérêt général, participer à une économie plus soucieuse de limiter la consommation et les ressources. Nous luttons à notre façon contre la dérive climatique et ses conséquences, et mettons en œuvre la transition écologique par le réemploi depuis des années. La vie communautaire est un des exemples de vivre mieux. Au-delà de ce que nous pensons démontrer par notre action sociale intégrée dans le monde économique, Le mieux vivre ensemble doit être un projet de société. L’utopie peut devenir réalité. La finance et l’économie peuvent être au service de l’intérêt commun, avec un partage des profits, au service du droit à l’emploi de chacun.
Nous voulons, à Emmaüs, être contagieux et contribuer ainsi, pour notre faible part, à changer le monde.
Tout comme la pandémie ne sera vaincue que par une mobilisation de toute la société, le changement que nous voulons viendra d’une prise de conscience collective, conduisant à des modifications individuelles et profondes de nos modes de vie, de consommation, d’organisation. Mais ce changement nécessite avant tout des décisions politiques ambitieuses et profondément transformatrices.
Cette période tragique nous enjoint à prendre un nouveau départ pour une société où chacun pourra disposer d’un revenu décent, d’un logement digne, d’un libre accès à la santé. Posons ensemble, démocratiquement, les bases d’une nouvelle économie, sociale, solidaire, durable, qui serait le socle du plan de relance.
Nous, héritiers de l’abbé Pierre, n’avons plus le temps. Un autre monde est possible et nécessaire : juste, fraternel, solidaire, écologique, durable. Et ces mots prendront enfin tout leur sens.