Début novembre, Emmaüs Solidarité organisait à la Maison des Réfugiés (Paris) la restitution d’une année d’ateliers de théâtre-forum réalisés dans 8 pensions de famille. Une journée qui venait clore un projet innovant soutenu par Emmaüs France et visant à favoriser le pouvoir d’agir des personnes accueillies. Récit.
L’ambiance est à la convivialité en ce matin de novembre, où sont réunis les résidents et résidentes des pensions de famille, les équipes salariées et leurs partenaires. Il flotte aussi un léger parfum de trac parmi celles et ceux qui s’apprêtent à jouer les comédiennes et comédiens d’un jour, comme le souligne Mohamed Belguendouz, résident de la pension de famille Crimée : « J’ai hâte de jouer pour pouvoir me libérer de mon stress ! »
Un vœu aussitôt exaucé par un claquement de mains de Frédérique Sordet et Julie Clot, intervenantes de la Compagnie À l’affût, qui a accompagné le projet tout du long. Utilisé dans de multiples domaines, le théâtre-forum met le jeu au service d’un groupe, autour d’une question qui le préoccupe. Il constitue un outil de médiation souvent très efficace et pédagogique pour créer du dialogue. Cet après-midi-là, les thématiques s’enchaînent sur la scène improvisée de la Maison des réfugiés. Parmi les sujets retenus, l’attribution d’un logement en pension de famille, l’isolement ou encore le chômage des séniors. Le théâtre-forum permet aussi d’aborder des sujets plus graves ou personnels, comme le mal-être d’un pensionnaire qui menace de se suicider, l’emprise d’un conjoint en situation d’ébriété ou encore la possibilité d’exiger – ou non – d’une personne absente depuis trois mois qu’elle rende son logement ?
Les pensions de famille, qu’est-ce que c’est ? Anciennement appelées « maisons relais », ce sont des petites structures de logements adaptés. Elles permettent aux personnes ne pouvant vivre seules en raison de leur situation sociale et psychologique, d’occuper un logement individuel de manière autonome et pérenne. Les pensions de famille proposent un cadre optimal à la réinsertion, avec des espaces collectifs et des temps d’animation. Aujourd’hui, 22 000 personnes y vivent, après avoir connu, bien souvent, un parcours de rue.
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Entre deux moments plus légers ponctués de rires, les saynètes provoquent débats et réflexions dans l’assistance, notamment chez certaines intervenantes sociales. Le public est invité à prendre la parole, ou même à monter sur scène pour rejouer la saynète en y apportant un autre point de vue. Le dispositif invite à échanger entre les structures et à interroger les pratiques et les règlements. C’est cette dimension participative et réflexive qui lui a permis d’être sélectionné dans le cadre de l’appel à projet Emmaüs Innove. Ce dernier soutient et accompagne les projets novateurs au sein du Mouvement. Depuis 2017, 157 projets ont été soutenus et 25 innovations dupliquées entre groupes Emmaüs.
Outre le choix du médium par les équipes d’Emmaüs Solidarité, l’aspect novateur du projet réside aussi dans la réalisation d’une succession d’atelier itinérants. « Après chaque cycle d’ateliers, la troupe s’est déplacée pour présenter son travail, à l’occasion d’un forum public organisé dans la pension de famille suivante. Les personnes sont devenues ambassadrices du projet. C’est un exemple de mobilisation vivante ! » déclare Enki Baudeigne, coordinatrice socioculturelle auprès des Pensions de Familles Emmaüs Solidarité
Participer pour lutter contre la solitude et l’ennui
D’après les données collectées lors de l’enquête d’Emmaüs Solidarité sur « la mobilisation en pension de famille », 58 % des personnes sont satisfaites de leur vie au sein de ces structures. Dans ce contexte, les animations sont essentielles pour sortir du quotidien et communiquer. Une activité telle que le théâtre-forum permet également de développer ses propres savoir-être. Ainsi, la magie du jeu a permis à Pierrot Hennico, ancien grand timide, de se « décoincer » ! Jouer un personnage reste aujourd’hui encore difficile mais les ateliers lui ont fait rencontrer du monde et ont contribué à rompre les moments de solitude.
Roshnee Greedharry, une autre résidente, a vécu le projet comme un rêve : « Le théâtre-forum m’a fait gagner en confiance pour ma recherche d’emploi. Avant, j’adorais voir du cinéma ou du théâtre mais je n’aurais jamais pensé pouvoir jouer devant un public… J’espère donner envie à d’autres d’essayer. »
En pension de famille, les maîtres et maîtresses de maison sont en charge, entre autres, des temps d’animation collective. Chaque personne a la possibilité d’insuffler ses envies. Pauline Gaullier, sociologue de l’association Peuples des villes, l’a souligné. Il est important que la personne puisse se sentir actrice du projet, proposer des idées et se dire « j’ai mon mot à dire ».
De l’atelier au forum public
Tout a commencé en 2023, à la suite d’une initiative de théâtre-forum autour des addictions, lancée au sein de la pension de famille Jaurès. Après cette expérimentation réussie, l’idée a émergé au sein des équipes d’Emmaüs Solidarité de développer le projet : « Nous avons imaginé un voyage en train, où le fait de voyager est déjà un but en soi. Chaque pension de famille serait une gare où de nouvelles personnes pourraient monter à bord, avec valise et boîte à outils, et rencontrer les compagnes et compagnons de voyage. » explique Margarete Stoib, cheffe de service Emmaüs Solidarité
Pensé comme un outil de travail, complémentaire aux groupes de paroles, le théâtre-forum facilite la prise de distance sur des situations conflictuelles, complexes ou anxiogènes. Denis Benard, éducateur spécialisé de formation et travailleur social au sein de deux pensions de famille, a assuré la coordination entre l’équipe salariée, la compagnie et les résidents. Il s’est même prêté au jeu. « C’est complexe au départ car on ne connaît pas le théâtre-forum. Mais lorsque les personnes reviennent, c’est gagné ! »
À chaque atelier, la Compagnie À l’affût a proposé aux équipes une phase de jeux pour se mettre en condition, avant de réfléchir ensemble aux thèmes. Ces derniers ont donné naissance aux maquettes qui ont été travaillées puis jouées lors des forums publics. « C’est un projet à la fois très fort et très engageant qui nécessite une vraie implication. La difficulté de l’exercice est de ne pas laisser déborder la parole. C’est une histoire d’équipe et de générosité. » explique la Compagnie.
Les échanges collectés lors de ce forum public et des précédentes représentations viennent nourrir la réflexion des parties prenantes au sein des pensions de famille. Et pour les joueurs et joueuses, l’aventure ne s’arrêtera probablement pas là !
Pour Mohamed, le jeu est devenu une vraie passion. Lui qui s’était déjà essayé au théâtre à l’école primaire, profite de chaque occasion qui se présente pour jouer. « Le théâtre-forum est un moyen de se défendre. Incarner des personnages permet de prendre de la distance sur une situation. » Avis partagé par Dédé Koudoyor, qui a testé le théâtre dans son collège au Togo et a renouvelé l’expérience cette année. « C’est important de montrer ce que l’on vit et de donner envie. Ça peut aider tout le monde ! »
L’idée d’une formation plus poussée au théâtre-forum, pour les personnes volontaires, est à l’étude. L’objectif serait de renouveler le format « tournée » en incitant d’autres pensions de famille à rejoindre la dynamique.
©Ophélie Loubat