Installée à Chevaigné (Ille-et-Vilaine) depuis 2020, l’Association Terre – Communauté Emmaüs pratique l’accueil inconditionnel grâce à la fabrication de briques en terre crue. Portée par deux jeunes co-responsables passionnées, elle donne un tout nouveau visage au réemploi solidaire, avec une matière naturelle et réutilisable à l’infini et l’ouverture récente d’un espace de vente dédié aux matériaux de construction et de bricolage. (Photos Juliette Avice)
Elle est l’une des dernières Communautés entrées au sein du Mouvement. Un signe que pour les jeunes générations, Emmaüs est vu comme un lieu où il fait bon développer des projets solidaires. Comme celle de La Roya (Alpes-Maritimes) bâtie autour d’un projet d’agroécologie, Emmaüs Terre a construit son modèle solidaire autour d’une activité inédite au sein du monde communautaire : la fabrication et la vente de matériaux d’écoconstruction en terre crue.
La journée ne fait que commencer, mais les bras d’Orane Bert, fondatrice et co-responsable de la Communauté, sont déjà recouverts d’une poussière ocre qui évoque des régions arides. Ce matin, un artisan basé en Normandie a fait le déplacement pour récupérer sa commande d’une centaine de briques au plus grand format : 11 kilos l’unité, à placer soigneusement une par une dans le camion. Une bonne raison de souffler cinq minutes.
Après plusieurs expériences solidaires auprès de personnes exilées et une formation en écoconstruction, Orane, 27 ans, portait depuis quelques années le projet d’un lieu d’accueil inconditionnel pour des personnes en situation de précarité. L’idée : se développer autour d’une activité économique permettant l’autosuffisance de la structure. C’est par le Collectif Terreux Armoricain que l’idée lui est soufflée de produire des briques en terre crue : « La demande est forte sur le territoire », lui dit-on. Un matériau des plus durables, réemployable, aux propriétés naturelles vertueuses à l’heure du réchauffement climatique, à la fois dans la droite ligne de méthodes ancestrales et dans ce que l’écoconstruction en terre a d’innovant. C’est ainsi que la Briqueterie Solidaire voit le jour.
Pour s’approvisionner, la Communauté récupère la terre auprès de terrassiers (qui trouvent ainsi un exutoire gratuit) ou fait le tour des chantiers environnants. C’est alors que tout commence. Ou plutôt que tout recommence, comme l’explique Orane d’un œil réjoui en montrant un tas de terre issu d’un chantier de démolition : « La paille qu’on voit dans cette terre a été utilisée par quelqu’un il y a peut-être 300 ans pour construire un mur. Et nous, il suffit qu’on l’écrase, la remouille, et c’est reparti pour 300 ans de plus. C’est fou ! »
Briques, paille et terre pour un projet solidaire
Après trois ans d’activité, le processus est bien rodé : la terre est mélangée à de la paille, dont la quantité varie selon son niveau d’argilosité. Le tout est mouillé, puis mélangé, avant d’être moulé et mis à sécher, « de 3 jours l’été jusqu’à trois mois au cœur de l’hiver », raconte Zeca, Compagnon arrivé à la Communauté en juillet.
Pour lui comme pour les cinq autres Compagnons, la fabrication de briques est une découverte. Celle d’une pratique traditionnelle, mais aussi une activité inclusive à laquelle les Compagnons contribuent au même titre que salariés et bénévoles, dans une ambiance familiale souvent sublimée de chantiers participatifs avec des structures partenaires. Pensée comme le cœur du projet économique, la briqueterie de la Communauté finance son fonctionnement et notamment l’accueil et l’accompagnement des personnes, première des priorités pour Orane.
Ce n’est rien de dire que l’activité rencontre un certain succès. En 2022, ce sont environ 252 tonnes de briques qui ont été produites par Emmaüs Terre, puis vendues à des particuliers ou des artisans de la région. Aujourd’hui, la Communauté, qui tient à produire ses briques de façon traditionnelle et artisanale, se voit même contrainte de refuser de grosses commandes, qu’elle ne serait pas en mesure d’honorer dans des délais raisonnables. D’autant que la fabrication de briques s’avère assez physique, comme en témoigne Orane : “Le 1er hiver où l’on a commencé la fabrication, on a fait ça non-stop pour une grosse commande. Et on est tous sortis avec des tendinites au coude. C’est lourd en charge, à toutes les étapes de fabrication.” Depuis, la règle est simple : “personne ne moulera de briques plus de 2 jours par semaine, sauf si il ou elle le souhaite”, poursuit-elle. C’est pourquoi, en plus des briques, Terre propose aussi des fibres, de la terre tamisée sèche ou encore des mélanges destinés à différents ouvrages en terre (torchis, bauge, etc.).
À terme, la Communauté prévoit d’accueillir 15 personnes et d’ouvrir rapidement des places à des Compagnes. Un enjeu important pour Orane : “Aujourd’hui la Communauté est pilotée par 3 femmes de moins de 30 ans dont 2 co-responsables. Nous sommes plus jeunes que la plupart des Compagnons. On en a parlé avec eux et il s’avère que ça ne leur pose pas de problème, mais on souhaiterait créer rapidement un équilibre dans le public qu’on accueille.”
L’enjeu reste bien évidemment d’accompagner au mieux les personnes accueillies : “On s’assure d’abord que le minimum soit fait avec chacun d’entre eux : l’accès aux droits, la santé, la banque, la mobilité et le suivi de leur situation administrative », explique Orane. Une mission primordiale sur laquelle l’arrivée de Laura Dumoulin dans l’équipe en tant que co-responsable a permis d’impulser une nouvelle dynamique : « Avec Laura on a plein de projet pour les accompagner au mieux : des ateliers de reprise de confiance en soi, du théâtre… La culture a une place hyper importante pour nous et on fait régulièrement des sorties tous ensemble”, poursuit Orane, bien heureuse d’avoir été rejointe par Laura dans cette aventure humaine et solidaire très engageante à un moment où la Communauté se questionnait sur ses perspectives de développement.
Une nécessaire diversification d’activités
Courant 2022, face aux contraintes inhérentes à la fabrication de briques, les membres de la Communauté se sont interrogés sur les activités qui pourraient être menées en parallèle. C’est à cette période que Laura, ancienne éducatrice spécialisée auprès de jeunes de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) et de personnes en situation de handicap, a rejoint l’association. “On a cherché quelque chose qui fasse sens avec la briqueterie, qui s’inscrive dans la continuité de ce qu’on faisait déjà et qui ait du sens pour le territoire. On a pensé à une recyclerie de matériaux de construction et de bricolage”, explique Laura.
Après 8 mois d’un travail intense mené par Laura, la Bricole Solidaire a pu ouvrir ses portes début juillet à Chevaigné. En bordure de la route qui mène à Betton, comme un clin d’œil. Dans l’esprit de l’activité Emmaüssienne de réemploi, la recyclerie récupère des dons de particuliers, mais aussi des invendus de magasins environnants.
Ce jour-là, dans l’ancien garage automobile où la recyclerie est installée, Amadou, Compagnon, aujourd’hui en binôme avec Ali, parait fier de guider parmi les rayons. En seulement quelques semaines, lui et tous les autres membres de la Communauté ont nettoyé le lieu, puis l’ont aménagé comme un véritable espace de vente digne d’un magasin de bricolage. En cette fin de journée, Ali, lui, est assis à la caisse et commence à regarder les chiffres du jour que Laura vient de lui donner. Puis confie : “Ici, je me sens protégé par la Communauté. J’ai un toit, de l’eau et de l’électricité. Je trouve ça intéressant de vivre en groupe. Et ça aide à oublier que la vie est dure.”