La création musicale pour raconter les parcours d’exil, leurs espoirs et leurs douleurs. C’est l’ambitieux projet culturel dans lequel s’est lancé le Centre d’Accueil pour Demandeurs d’Asile (CADA) de Bussières-et-Pruns (Puy-de-Dôme), membre du Mouvement Emmaüs. À son invitation, un groupe de musiciens est venu passer 15 jours en immersion au mois de novembre, avec l’objectif de co-écrire une dizaine de chansons avec des résidents. Une expérience humaine riche et intense qui aboutira à la sortie d’un livre-album intitulé « Nos Migrants », courant 2024. Récit.
Par un frais matin de novembre, un écho inhabituel retentit en provenance du Centre d’Accueil pour Demandeurs d’Asile de Bussières-et-Pruns. Des mélodies et des voix résonnent depuis une fenêtre entrouverte, et dessinent un large sourire sur le visage de Mathilde Danis. Intervenante sociale dans ce lieu où sont accueillies des personnes seules ou des familles en attente d’instruction de leur demande d’asile, elle n’est pas pour rien dans cette petite agitation exceptionnelle, autour de musiciens qu’elle rêvait de faire venir depuis longtemps : « On organise beaucoup d’événements culturels au CADA. À l’été 2021, suite au confinement, j’ai contacté La Rue Kétanou qui est venu faire un concert de soutien pour les résidents, les bénévoles et les salariés, afin de partager un moment fort et de se retrouver. C’était génial ! » raconte-t-elle enthousiaste. Suite à une discussion avec Florent Vintrigner, l’un des membres du groupe, elle rencontre Paul d’Amour et Stéphanie de Freitas, qui développent des projets de création artistique en immersion avec leur label Neno & Tala. Après une expérience de cocréation musicale avec des marins (« Nos Marins »), ou plus récemment en milieu carcéral (« Nos prisons »), l’idée d’une résidence culturelle au CADA de Bussières-et-Pruns voit le jour. Ce sera « Nos Migrants ».
Des rencontres et des histoires mises en musique
Dans une petite pièce un peu isolée, alors que la journée de travail n’a pas vraiment commencé, les trois musiciens sont là, ainsi que Fabienne Cinquin, illustratrice et chargée de mettre en images le livre qui accompagnera l’album. Paul, qui coordonne le projet, a calé sa guitare entre son bras et sa cuisse, et plaisante avec Florent et Pierre Luquet, l’accordéoniste de la bande. Leurs mains semblent caresser les instruments sans même qu’ils s’en aperçoivent. Les airs qui en sortent sont ceux de la chanson écrite la veille avec l’un des résidents. « Hier on a composé avec Gentian. Il voulait écrire une chanson gaie, qui soit un message d’espoir, qui parle de lendemains meilleurs. Pour le moment elle s’appelle « Bon demain ! », raconte Paul. Et la rencontre a été forte en émotions. Lorsqu’il est arrivé la veille pour la séquence d’écriture, Gentian, qui vient d’Albanie, a confié aux musiciens qu’avant de s’arracher à son pays natal avec femme et enfant, il vivait lui-même de la musique. Sa passion, la basse. Par chance, Marc-Antoine Schmitt, le 4e de la bande, a pu lui prêter la sienne. Si Gentian revient faire un tour ce matin dans le petit espace qui fait office d’atelier de création, c’est pour s’offrir une nouvelle fois le plaisir de jouer cet instrument qu’il chérit. L’occasion, aussi, de peaufiner sa chanson. Quand l’anglais ne suffit plus à communiquer, Paul sort son téléphone pour traduire ce que Gentian prononce en albanais. À l’instant où chacun se lance dans sa partition, une émotion particulière teintée d’une complicité naissante se lit dans les regards qu’échangent Gentian et chacun des musiciens. Rapidement, surgit une question : comment sont-ils parvenus à écrire une chanson en si peu de temps ?
À chaque fois, le rituel créatif est le même. Des mains plongent dans un petit sachet et en tirent quelques dés. Six exactement. Pour la dernière séquence de création de cette résidence culturelle, ce sont les mains d’Aïssata qui président au destin de sa mélodie. Chacun correspond à un accord musical avec lequel Paul parcourt le manche de sa guitare, et commence à composer. Tout en multipliant les essais, un échange s’ouvre avec la dernière résidente à participer au projet. Cette fois-ci, elle est venue accompagnée d’une amie également résidente au CADA, mais aussi de Mathilde. Paul et ses camarades ont été prévenus que l’exercice pourrait s’avérer particulièrement délicat pour Aïssata. Evoquer le pays natal, ce qu’on y a laissé et les épreuves traversées s’avère souvent bouleversant. Après un long silence, Aïssata répond à Paul qu’elle veut parler de liberté. Raconter comment la population peule, à laquelle elle appartient, est extrêmement discriminée en Mauritanie. Que c’est l’une des principales raisons qui l’ont poussée à partir. Puis, de fil en aiguille, les mots et les réflexions donnent naissance à des paroles.
Comme un air de thérapie musicale pour tous
Pour Mathilde, développer ce type de projets est primordial dans un lieu comme un Centre d’Accueil pour demandeurs d’Asile : « On a un rôle à jouer dans la perception que la société a des personnes en situation de migration, quelles qu’elles soient. Avec cette résidence culturelle, l’idée est notamment de sensibiliser non pas par la violence de leurs parcours, mais en racontant qui sont ces personnes où ce dont elles rêvent. » Avec ce projet de livre-album, les parties prenantes s’inscrivent loin des fantasmes et des raccourcis propagés trop souvent sur la place publique ; ceux qui participent à la création d’un imaginaire dans lequel toute personne en situation de migration est présentée comme une menace, et non une chance pour la société. Malgré la force de la démarche, Florent et Paul refusent de se voir comme des artistes engagés : « On en a trop vus des artistes soi-disant engagés, qui ne sont pas plus militants que nous ! ». Si les deux comparses ne cachent pas leur plaisir à mener ce projet, ils préfèrent rester humbles sur ce qu’ils représentent : « Mon objectif à travers les chansons, c’est de mettre des histoires sur les personnes, leurs parcours, et de les rendre plus humaines. Dans un sens, j’ai l’impression qu’on se fait les porte-voix de ces personnes et leurs propres histoires, plus encore plus que de la grande cause de la défense des droits des migrants. »
S’il est permis d’espérer que cet album participe à améliorer la perception des personnes accueillies en France, Fatima Parret, directrice du CADA, estime que ce type de projet culturel s’inscrit aussi comme une forme de thérapie pour les résidents : « De façon générale, toute l’équipe du CADA est très portée sur les projets culturels. La culture a une place centrale dans notre projet. Elle permet de parler de plein de choses, de créer du lien parce que c’est un langage universel et aussi de contribuer à soigner. Ce projet a donné l’occasion à 11 résidents d’avoir un espace d’expression extraordinaire et hyper protecteur, qui est peut-être une sortie de thérapie. »
Un point de vue que Gentian semble partager. Passée l’émotion de la répétition, il raconte sa grande joie d’avoir participé au projet : « Quand ils sont arrivés ici, ils ont présenté le projet à tout le monde pour voir qui était intéressé. Moi je suis musicien, alors j’ai dit oui tout de suite. J’étais heureux de pouvoir jouer de la musique, surtout avec de très bons musiciens comme eux. Pour la chanson, j’avais envie de gaieté. Ma famille et moi on souffre d’être partis d’Albanie, mais on veut être heureux, voir le positif, et j’ai pu le raconter. »
Une expérience « émotionnellement très forte »
Pour conclure les 15 jours de résidence, un concert était prévu au CADA, spécialement pour les résidents et les bénévoles qui sont avec eux quotidiennement. Un moment particulièrement fort et marquant pour tous : « C’était tellement beau » s’exclame Fatima, « c’était puissant de voir comment ils ont réussi à raconter le parcours des résidents, qui ont été hyper intégrés au projet. Ça a été une soirée émotionnellement très forte », et de conclure « On a tous pleuré ! ». De son côté, Mathilde retient la sidération des bénévoles à l’écoute des paroles : « J’ai vu des bénévoles émus aux larmes, qui découvraient finalement le parcours de résidents qu’ils croisent tous les jours, mais qui, au quotidien, évoquent peu les traumatismes du passé. »
Une émotion pleinement partagée par les artistes, comme le confirme Paul : « C’était fort de pouvoir chanter les chansons qu’on avait travaillées pendant 2 semaines ! ». Venu en point d’orgue de cette quinzaine intense, le concert n’était que la fin de la première étape d’un processus encore long. « D’abord il a fallu qu’on s’en remette tous. On est rentrés dans nos petites familles, bien tranquilles, mais on a eu besoin d’une bonne semaine pour se réadapter. Nous, ça va dans nos vies. Pour eux, c’est une autre histoire. »
Pour la suite, Paul ose une métaphore cinématographique : « C’est comme un film. On a l’intention artistique, on a écrit le scénario et maintenant on va chercher les acteurs et actrices pour l’incarner. » Son ambition est de voir sortir le livre-album d’ici la fin 2023, et de jouer les chansons autant que possible lors de prochains concerts. Une autre façon de porter les voix des sans-voix.