Au cœur du projet Emmaüssien, l’activité de réemploi est depuis toujours au service du projet social et solidaire. Face aux évolutions récentes – souvent synonymes de menaces – du secteur de la seconde main, le Mouvement porte des revendications auprès des pouvoirs publics. Les Groupes réagissent également sur le terrain de l’innovation et la diversification, à l’image de la Communauté de Scherwiller (Bas-Rhin) qui impulse constamment de nouveaux projets, pour continuer à donner une seconde vie aux objets, et un second souffle à l’activité de réemploi. Jusqu’à mettre la culture au service de cette ambition, et inversement.
À l’instar de nombreuses Communautés, Scherwiller a constaté des évolutions sur l’activité de réemploi ces dernières années qui pourraient, à terme, fragiliser son équilibre économique. Cela s’est traduit notamment par une baisse tendancielle de la qualité des dons, qui s’est récemment accélérée avec l’arrivée d’entreprises lucratives dans le secteur de la seconde main. Ces dernières poursuivent des objectifs très éloignés du projet social et solidaire incarné par le Mouvement Emmaüs.
Un second souffle pour les activités de réemploi traditionnelles
C’est un ballet incessant de camions qui partent vides et reviennent à la Communauté tous les jours. 17 tonnes d’objets récupérées quotidiennement, issues des dons et des collectes, notamment via des bennes maritimes placées dans les déchetteries avoisinantes. Et pourtant, cette activité s’avère moins génératrice de revenus pour la Communauté qu’auparavant. C’est le cas du mobilier, comme l’explique Axel, Responsable de la Communauté : « J’ai regardé l’évolution des prix. Une armoire qu’on vendait 100€ il y a cinq ans, on la vend 50€ aujourd’hui ». Une façon de dire que les biens qui se retrouvent entre les mains des Compagnes et Compagnons d’Emmaüs ont perdu en qualité, et donc en capacité à financer l’activité d’accueil et d’accompagnement.
La Communauté avait lancé une activité d’aérogommage* il y a quelques années et recruté une personne en CDI pour la piloter, mais cela n’a pas marché. « Peut-être était-on en avance », conclut Axel, philosophe. Mais à Scherwiller, on ne garde pas les deux pieds dans le même sabot. Face à une part croissante de mobilier destiné à finir directement à la benne des « déchets d’éléments d’ameublement », dits DEA, la Communauté s’est lancée dans la fabrication de pots en bois et de bacs à compost. L’activité est portée par Daniel et Marc, respectivement bénévole et mécène de compétence. Les deux comparses travaillent quotidiennement avec un Compagnon qui vient ainsi se former à la menuiserie. Vendus en kit 50€ pièce, les composteurs partent comme des petits pains. Coup double pour la Communauté qui a réussi à développer une nouvelle source de revenus, tout en restant fidèle à sa priorité de limiter les déchets.
Ce qui vaut pour le mobilier vaut aussi pour le textile. Celle qu’on appelle la « crème » dans le jargon, c’est-à-dire les textiles de qualité qui se revendent aisément, se fait de plus en plus rare. Pour tenter de valoriser cette matière, Scherwiller s’est lancée dans un projet « Chiffons », porté par son chantier d’insertion Etikette. Cette entité d’Emmaüs Scherwiller, qui est aussi sa boutique en ligne, a été soutenue dans le cadre du Fonds de Développement de l’Inclusion (FDI) à hauteur de 75% (financement exceptionnel proposé en 2020 dénommée FDI Rebond) pour un investissement total de 50 000€. L’objectif : transformer le textile en chiffons à l’aide de deux machines spécialement achetées pour l’occasion et d’une rampe transporteuse pour faciliter le travail des Compagnes et Compagnons, et la création de 5 postes contrat à durée déterminée d’insertion de 20h/ semaine. Les perspectives sont pour le moins enthousiasmantes, puisque la direction « Chiffons » des cuisines Schmidt prévoit déjà de leur en commander 100kg par jour. Et les manifestations d’intérêt semblent nombreuses comme le confirme fièrement Axel : « L’entreprise Liebherr est aussi intéressée, tout comme plusieurs garages automobiles et imprimeries alentours ».
Dernier né des chantiers d’insertion de la Communauté, Ethiloc propose la location solidaire de matériels divers en lieu et place d’un achat, et des prestations diverses telles que le lavage de gobelets, de vaisselle, etc. C’est ainsi qu’Emmaüs Scherwiller est aujourd’hui le prestataire chargé de la fourniture et du nettoyage des gobelets utilisés par les supporters du club de foot local, le RC Strasbourg.
Derrière ces exemples de diversification de l’activité, la volonté farouche de continuer « à financer un projet humain d’accueil et d’accompagnement, qui est notre raison d’être ». Des mots que martèle Axel tout en assumant de développer une stratégie d’alignement sur les techniques des concurrents marchands : « Le Conseil d’Administration a accepté l’année dernière de recruter une responsable de communication, Ghislaine, dont la mission est notamment de renforcer notre communication sur nos projets ». Un recrutement qui s’inscrit dans une démarche tout aussi assumée de placer des personnes en contrat de travail à des postes clés, afin de garantir la pérennité des activités et des projets. Il y a quelques années, la communauté avait développé une activité de fabrication de pièces pour l’électroménager avec une imprimante 3D, installée à la Communauté avec l’aide d’un bénévole ingénieur. Mais un beau jour, le bénévole s’est fait la malle et plus personne n’a été en mesure de fabriquer les pièces qui évitaient d’envoyer aux déchets de nombreux frigos et lave-linge. Echaudé par cette mésaventure, la Communauté prévoit désormais de créer un poste de moniteur d’atelier, qui garantira la pérennité de l’activité, et assurera la transmission aux Compagnes et Compagnons.
Un investissement assumé, dans lequel le Responsable assure que la Communauté gagne plus qu’elle ne perd.
Un lien étroit entre activité culturelle et réemploi solidaire
À Scherwiller, la Communauté a noué un lien particulier avec la culture, qui n’a cessé de se renforcer au fil du temps, et de rencontrer l’adhésion des Compagnes et Compagnons. Une histoire jeune mais riche sur laquelle l’équipe a voulu s’appuyer en créant Emmaculture en 2020, comme le raconte Axel : « Après le road movie « Compagnon de route », tourné avec des Compagnons, et la 1ère édition du festival « Compagnon d’encre » en 2019, on a observé une belle dynamique chez les Compagnons dont on a voulu profiter ». C’est dans une vieille bâtisse voisine que s’installera bientôt Emmaculture, pôle d’action culturelle, artistique et solidaire, que la Communauté entend aussi mettre au profit de son activité : « L’idée serait notamment d’accueillir des artistes en résidence, qui accepteraient de travailler avec un ou deux Compagnes ou Compagnons, et d’utiliser des matériels et matériaux présents sur place. On est toujours dans l’idée de valoriser ce que l’on récupère et de minimiser le déchet. Ensuite, des ventes des œuvres réalisées auraient lieu le premier dimanche du mois. », explique Axel.
Si le projet recouvre une intention culturelle forte, avec la volonté de s’adresser à toutes et tous, aux citoyen.ne.s comme à l’écosystème professionnel ou amateur, Emmaculture se présente aussi comme un volet de plus dans l’activité de réemploi solidaire, ce que confirme Mickaël Roy, chargé de développement culturel de la Communauté : « Le réemploi est une des dimensions du projet de développement culturel. Cet été par exemple, nous allons organiser un chantier participatif avec un collectif de designers spécialisés dans le réemploi pour imaginer la création de petites formes de mobiliers. »En utilisant le gisement de la Communauté, fait de palettes et autres morceaux de bois issus du démantèlement de meubles, des binômes (parents/enfants, Compagnons/citoyens) devront produire 3 chaises. Chacun gardera la sienne et la troisième ira constituer un lot qui servira à la Communauté pour le ciné plein air.
Des chaises en bois réemployé avant que n’arrivent les chaises en papier recyclé : parmi les autres nombreux projets portés par Mickaël et Emmaculture, la perspective de produire…du papier recyclé. Après avoir reçu récemment un collectif de design participatif sur la pratique de recyclage de papier, une nouvelle idée a fait son chemin dans les esprits à Scherwiller : pourquoi ne pas créer un troisième chantier d’insertion dont l’activité serait la production de papier recyclé. In fine, cela pourrait aboutir à la confection d’une série d’objets allant du carnet au gaufrage carton, en passant par la chaise en papier recyclé. À Scherwiller, on n’arrête pas les idées.
* L’aérogommage est une technique innovante qui consiste à projeter à basse pression, un mélange d’air comprimé et d’abrasif naturel, utilisée notamment sur le mobilier.
Photos : Pierre Vouhé
Emmaüs – Nos 25 revendications pour une société hospitalière, solidaire et écologique
Retrouvez en page 4 le chapitre dédié au réemploi solidaire.