Elle a choisi de consacrer sa thèse à la place des femmes dans le Mouvement Emmaüs. Depuis octobre 2021, Alix Douillet, doctorante à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), est chargée de recherche chez Emmaüs France. Elle nous explique son projet et quelques-unes de ses premières observations. Rencontre.
Pourquoi une thèse sur la place des femmes accueillies et accompagnées à Emmaüs aujourd’hui ?
Ma thèse répond à un double constat d’invisibilité des femmes en situation d’exclusion, dans la recherche et dans l’action sociale. Par exemple, dans un rapport de l’ONPES1 paru en 2016 sur « les invisibles », il n’y avait ni les personnes sans domicile, ni les personnes étrangères en situation de droits incomplets, ni les femmes ! Cela fait seulement quelques années qu’on observe un fort regain d’intérêt, dans l’espace public et politique, notamment pour les femmes sans domicile et les problématiques qui les touchent. D’autre part, la recherche sur le sans-abrisme a été androcentrée jusque dans les années 2010, c’est-à-dire qu’elle avait pour référentiel une grille de lecture essentiellement masculine. Enfin, il n’existe quasiment aucun travail croisant le genre (c’est-à-dire les rapports sociaux entre les sexes, marqués par des inégalités, des hiérarchies souvent en défaveur des femmes) avec le secteur de l’insertion ou de l’économie solidaire en France.
Quel est le sujet plus précis de ta thèse ?
Ma thèse s’ancre dans l’histoire du Mouvement, marqué par une forte invisibilisation des femmes comme actrices de la solidarité et de l’économie du don à Emmaüs. Je cherche à croiser les problématiques liées au genre avec ce qui fait le cœur de la philosophie d’accompagnement à Emmaüs – le fait de considérer la personne comme productrice de valeur économique et morale, non seulement pour elle-même, mais aussi pour d’autres. Je m’intéresse à des formes hétérogènes et plus ou moins visibles d’engagements « pour autrui » de femmes en situation d’exclusion et de précarité (entre bénévolat, travail solidaire, mais aussi petits actes quotidiens). Je regarde comment ces engagements révèlent la manière dont ces femmes « s’attachent » différemment à la société par l’intermédiaire d’Emmaüs, selon leurs parcours, leurs caractéristiques, et le type d’accompagnement qu’elles reçoivent.
L’invisibilisation des femmes commence d’ailleurs avec la fondatrice, Lucie Coutaz ?
Oui, c’est assez frappant de relire les récits fondateurs du Mouvement sous l’angle du genre. On se rend compte que certaines formes d’engagements ont été peu mises en avant. Il y a eu une division du travail militant selon le sexe. L’abbé Pierre a occupé le devant de la scène politique et médiatique, tandis que Lucie Coutaz a joué un rôle crucial d’administration et de gestion des structures créées, « dans l’ombre d’un autre » comme le rappelait l’abbé lui-même, en saluant son tempérament de cheffe. Antoine Sueur (président d’Emmaüs France) donnait d’ailleurs, à l’occasion d’un atelier consacré à la « place des femmes » lors des Universités Populaires, une version nouvelle de ce récit bien connu dans le Mouvement : la rencontre de l’abbé et du premier compagnon… Lucie Coutaz a été en réalité la première à l’accueillir et à s’en occuper, avant d’introduire l’abbé à son chevet…
Pourquoi le Mouvement Emmaüs est parfois vu comme « un mouvement d’hommes » ?
C’est une expression utilisée par certaines personnes que j’ai interviewées. Elle renvoie à une image sociale restreinte qui identifie Emmaüs à une partie de son histoire : l’abbé Pierre et les Compagnons chiffonniers. Au départ, l’abbé Pierre a agi avec et pour des hommes, marginaux, accueillis dans des Communautés uniquement masculines…Ces derniers retrouvaient une dignité par le travail, et par le service des « plus souffrants » qu’eux. Or ces plus souffrants étaient notamment les familles sans domicile, donc en réalité, souvent des femmes accompagnées d’enfants, recevant l’aide matérielle des Compagnons bâtisseurs, ou l’aide financière de chiffonniers. Avec l’archétype du « Compagnon », un homme, ancien SDF, devenu « travailleur solidaire », la solidarité à Emmaüs a donc été genrée, c’est-à-dire divisée et hiérarchisée, selon une vision traditionnelle des rôles féminins et masculins. Des Communautés féminines ont existé mais ont connu des formes de marginalité…notamment en raison de stéréotypes de sexe. Elles ont par exemple été en partie exclues de l’économie du don d’objets, survivant grâce à une activité de production artisanale d’objets de faible valeur…Ce n’est qu’avec l’arrivée d’hommes dans les années 1980, et donc la perte de leur spécificité, qu’elles ont été intégrées de nouveau à cette activité économique rentable.
Le Mouvement Emmaüs a cependant bien évolué depuis cette époque…et les femmes ne sont-elles pas de plus en plus nombreuses à y être accueillies ?
Emmaüs est devenu rapidement un acteur monopolistique de l’action sociale, avec une myriade d’activités très diverses dans le champ de la lutte contre la pauvreté, le mal-logement ou le chômage. Les femmes y ont été accompagnées, mais différemment des hommes, et davantage dans l’assistance classique. Puis, dans les années 1990, le développement de l’insertion par l’activité économique a visé « les nouveaux pauvres », dont les femmes. Dans les Communautés, leur présence est le résultat d’une lente évolution même si elles restent minoritaires et inégalement réparties selon les Communautés : le nombre de femmes a augmenté entre 2006 et 2021 de 6 à 17%. Souvent, on fait de la présence de femmes ou de familles à la rue un phénomène nouveau, qui s’accroit de manière spectaculaire, mais la question des chiffres et de leur médiatisation est complexe. On peut parler d’un déni d’antériorité de la présence des femmes à Emmaüs, invisibilisées parfois par le terme de « famille » ou les termes universalistes de « personnes en situation de précarité ».
Comment l’accueil des femmes a-t-il évolué dans les Communautés ?
L’enquête exploratoire suggère que la présence de femmes était historiquement envisagée comme un « problème » pour la survie du collectif masculin ; elles étaient « le loup dans la bergerie », et même si ce n’était pas toujours conscient, elles étaient parfois un « problème » d’un point de vue économique (incapacité supposée à participer à l’activité de ramassage), ou encore en raison de leur maternité potentielle. Il y a eu ensuite une forme d’idéalisation morale de la mixité dans les années 1990, jugée normale et positive pour les Communautés, qui persiste encore aujourd’hui. Cependant cela cache peut-être certaines problématiques qui peuvent survenir, notamment des formes de violences de genre2 auxquelles elles ont été non seulement confrontées tout au long de leur parcours d’exclusion ou d’exil, mais auxquelles elles peuvent être confrontées aussi dans les structures d’accueil.
Aujourd’hui, les Communautés, mènent pour la première fois une réflexion transversale sur l’accueil des familles. Dans le système de prise en charge des personnes sans-domicile, la présence d’enfants influe en général de manière positive sur les conditions d’hébergement et de logement. Les femmes, davantage accompagnées d’enfants que les hommes, sont ainsi plus accueillies dans des logements ou des hôtels payés par des associations et peuvent éviter les lieux d’hébergement collectifs ou d’urgence. C’est pourquoi à l’inverse, en communauté, la maternité reste un frein, car la perspective d’accueillir des enfants, dans ces lieux de vie et de travail collectifs, parfois majoritairement masculins, interrogent sur les conditions d’accueil.
Quelles sont les pistes que tu creuses en ce moment ?
Je recueille des parcours de femmes aux statuts variés qui fréquentent un même lieu d’accueil communautaire (Compagnes, bénévoles, salariées, clientes habituées). Ce qui est surprenant, c’est la porosité des parcours entre ces différents types d’attachements au lieu de vie. Ces femmes ont parfois des caractéristiques sociales, des situations de précarité ou de vulnérabilité dans leur parcours (vis-à-vis de l’emploi, du logement, du lien social) qui les rapprochent entre elles. On se demande ainsi à quel point il existe des similitudes entre ces femmes, et les femmes sans domicile ou salariées en insertion que l’on peut rencontrer ailleurs dans le Mouvement.
1 Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale
2 Les « violences de genre » sont des violences fondées sur des rapports sociaux inégalitaires entre les sexes. Les violences masculines envers les femmes représentent un type (fréquent) de violences de genre. Des enquêtes (Loison Leruste, 2019), montrent que les femmes sans domiciles sont plus exposées aux violences, et à l’ampleur de ces dernières tout au long de leur vie (enfance, âge adulte et dans leur parcours de sans-domicile). Ces femmes sont en particulier exposées à des violences sexuelles, perpétrées par des hommes de leur entourage, dans la sphère privée.