Le 1er février 1954, l’abbé Pierre prononçait à l’antenne de Radio Luxembourg un appel à la solidarité devenu historique. Soixante-dix ans après « l’insurrection de la bonté », immense élan de générosité pour venir en aide aux sans-logis, ses héritiers s’inscrivent dans ses pas pour interpeller les Français sur la situation des personnes exilées, mais aussi appeler à une « insurrection des discours » sur cet enjeu, notamment dans les médias.
« Mes amis, au secours ». Il y a 70 ans jour pour jour, notre fondateur, l’abbé Pierre, débutait par ces mots un appel radiophonique aux Françaises et aux Français, les appelant à la solidarité pour venir en aide aux « sans-logis ». La réponse, conséquence d’une prise de conscience collective sans précédent, fut un magnifique et spectaculaire élan de générosité, matérialisé par des millions de dons d’argent, de couvertures, de vêtements… Soixante-dix ans plus tard, le mal-logement et le manque de places d’hébergement d’urgence engendrent toujours une souffrance quotidienne pour des millions d’entre nous. Soixante-dix ans plus tard, nous, héritières et héritiers de l’abbé Pierre, membres du Mouvement Emmaüs, accueillons et accompagnons des milliers de personnes en difficulté chaque année, et dessinons les contours d’une société plus hospitalière, solidaire et écologique.
Aujourd’hui, 1er février 2024, fidèles à l’injonction de l’abbé Pierre de « servir premier le plus souffrant », nous souhaitons alerter sur la situation des personnes exilées, et sur l’impérieuse nécessité de changer notre regard sur elles.
Depuis 30 ans, les politiques publiques en matière d’accueil des personnes exilées vont invariablement dans le même sens : fermeté, répression, restrictions des droits et maltraitance. Les rapports se succèdent pour en attester, et les critiques que s’attire l’Etat français pour ses pratiques inhumaines et indignes, émanent des autorités les plus respectées : Défenseur des droits, Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, ou encore Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés… Et malgré ces politiques prétendument dissuasives, on estime1 qu’ils sont près de 30 000, femmes, hommes et enfants, à avoir perdu la vie au cours de la dernière décennie, en tentant de traverser la mer Méditerranée[1].
Nous ne croyons pas qu’une société accueillante soit la solution : nous le savons ! Nous, héritières et héritiers de l’abbé Pierre, pratiquons l’accueil inconditionnel et accompagnons des personnes sans distinction de genre, d’origine ou de religion. À Emmaüs, comme dans de nombreuses organisations solidaires, nous participons modestement à prouver que les personnes qui se sont arrachées à leur terre d’origine et à leurs proches viennent seulement chercher une vie plus digne et un avenir meilleur. Celles et ceux qui déclarent sans ciller que l’on ne devrait pas envoyer des bateaux au secours des naufragés en Méditerranée se sont-ils demandé un seul instant ce qu’ils auraient fait à leur place ? Probablement pas, parce qu’ils sont nés au “bon endroit”.
D’autant que, dans le débat public comme dans les médias, fantasmes et contre-vérités absurdes circulent à l’envi sur les personnes en situation de migration, ne cherchant jamais à comprendre les ressorts de leur parcours et leur réel désir d’intégration, avec de terribles conséquences sur les perceptions et les consciences.
Nous, héritières et héritiers de l’abbé Pierre, sommes consternés par l’essor de cette pensée raciste décomplexée, portée par certains médias départis de toute humanité, vomissant à longueur d’antenne des concepts rances et des assertions jamais vérifiées. Les organes de presse portent une lourde responsabilité dans ce délitement, il leur revient de veiller à ce que le traitement des questions relatives aux migrations soit plus équilibré. Mais nous pensons également que chacune et chacun a un rôle à jouer dans cette bataille culturelle, d’autant plus à l’heure des réseaux sociaux. C’est pourquoi, soixante-dix ans après “l’insurrection de la bonté”, Emmaüs appelle de ses vœux à une “insurrection des discours” sur l’accueil des personnes exilées.
Pourquoi parle-t-on si peu de ces nombreuses études qui expliquent que notre pays a besoin de personnes issues de l’immigration pour son économie, qui démontrent que notre capacité d’accueil est bien plus grande qu’on le pense, qui prouvent les immenses bienfaits du brassage culturel, qui rappellent que, historiquement, une civilisation qui se referme court bien souvent à sa perte ? Pourquoi ne met-on pas davantage en lumière ces innombrables situations, partout dans le pays, où le vivre ensemble l’emporte sur la peur de l’autre, l’hostilité et les idées reçues ?
L’enjeu est d’importance : de quelle société voulons-nous ? Une société plus accueillante, respectueuse des droits fondamentaux, qui se battrait chaque jour pour rester fidèle à un idéal humaniste ? Ou une société fermée sur elle-même et indifférente au sort des plus fragiles ?
Toutes et tous, prêtons main forte aux nombreuses associations qui viennent en aide aux personnes exilées. Allons à la rencontre de ces personnes qui attendent qu’on leur tende la main, créons ces liens qui manquent cruellement et nourrissent l’inquiétude. Médias, influenceurs, citoyens, prenons notre part dans cette indispensable insurrection des discours, qui doit mener à éveiller les consciences et réveiller notre pouvoir d’agir.
Nous ne croyons pas qu’une société accueillante soit la solution, nous le savons, et nous le prouvons au quotidien dans notre Mouvement.
Joignez-vous à celles et ceux qui portent cette vision d’espoir, d’hospitalité et d’humanisme.
>> Antoine Sueur, président d’Emmaüs France
>> Patrick Atohoun, président d’Emmaüs International
>> Carina Aaltonen, présidente d’Emmaüs Europe