La gestion budgétaire dans les milieux populaires est souvent complexe, et nécessite d’être comprise pour que les ménages concernés puissent être accompagnés de manière pertinente. Trois questions à Ana Perrin-Heredia, sociologue et chargée de recherche au CNRS*.
Quelle est votre analyse sur la gestion des comptes dans les milieux populaires ?
La gestion des comptes populaires suppose avant tout de parvenir à équilibrer un budget avec des ressources faibles, ce qui induit deux spécificités. La première est liée à la place des transactions « hors-marché » dans ces économies domestiques : les arrangements qui existent entre membres d’une même famille, entre amis, entre voisins ou par le biais d’associations de secours. Ainsi, évaluer l’équilibre du budget dans le strict cadre du ménage ne dit pas grand-chose de la façon dont ils parviennent à s’en sortir. La seconde particularité est liée au poids du temps, qui impacte de façon parfois violente et coûteuse ces économies domestiques : le temps mensuel de la comptabilité bancaire entre souvent en conflit avec le temps court du quotidien – il faut bien manger tous les jours -, tout comme le temps long des administrations ou de la vie sociale (irrégularité de certains revenus et dépenses). Prendre en compte ces temporalités concurrentes permet d’expliquer nombres de jonglages et d’arbitrages budgétaires. Cela permet aussi de saisir les efforts réalisés pour concilier ces temporalités : si l’épargne monétaire est très difficile à engranger (elle « glisse entre les doigts »), la constitution d’une épargne « solide », en stock alimentaire ou en produits divers, est en revanche très fréquente et relativement efficace en pratique.
Qu’est-ce qui explique ce fonctionnement ?
On ne peut comprendre la gestion des comptes en milieux populaires sans prendre en compte leurs conditions de vie. Celles-ci sont marquées par des ressources faibles, par une incertitude forte concernant leur montant et leur permanence – ils subissent statistiquement plus d’accidents de la vie (divorce, chômage, maladie, décès précoce, etc.) – et par le manque de moyens pour se prémunir contre cette incertitude (fragilité des protections sociales, absence de patrimoine, d’épargne ou d’assurance privée). Dans ces conditions d’existence, parvenir à l’équilibre des comptes tient donc bien souvent de l’exploit ou, plus exactement, suppose une attention de chaque instant mais aussi une discipline de fer, du corps et des envies, parfois difficilement supportable.
Comment accompagner ces personnes de manière efficace pour la gestion de leur budget ?
Je n’ai pas de solutions « clés-en-main ». J’ai simplement pu constater, au cours de mes recherches, que le fait de ne pas tenir compte de ces particularités, le fait de ne pas avoir en tête les conditions dans lesquelles la gestion des comptes s’effectue, peut avoir des conséquences dramatiques. Imposer par exemple le prélèvement automatique mensuel pour toutes les dépenses, c’est-à-dire faire comme si pour ces populations, le temps était divisible en séquences reproductibles à l’identique tout au long de l’année, c’est introduire encore plus de rigidité dans ces budgets, et c’est leur retirer les quelques marges de manœuvre qu’ils peuvent avoir.
* Ana Perrin-Heredia est sociologue et chargée de recherche au Centre universitaire de recherche sur l’action publique et le politique (CNRS). Elle a soutenu en 2010 une thèse intitulée « Logiques économiques et comptes domestiques en milieux populaires ».