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« Pourquoi notre société tolère-t-elle que tant de personnes meurent dans la rue ? »

« Pourquoi notre société tolère-t-elle que tant de personnes meurent dans la rue ? »

Alors qu’en ce 20 mai, jour d’hommage aux morts de la rue, La Croix publie la liste des 855 personnes décédées en 2024, souvent dans l’indifférence générale, Lotfi Ouanezar, délégué général d’Emmaüs solidarité, alerte sur la dégradation du suivi des personnes sans abri et plaide pour que la lutte contre le sans-abrisme devienne grande cause nationale. Tribune parue dans le journal La Croix.

Depuis plusieurs années, une réalité insoutenable s’impose avec une brutalité croissante dans nos villes. Celle des personnes sans abri qui meurent dans l’ombre, le plus souvent dans une indifférence presque générale. Car les chiffres alarmants du Collectif Les Morts de la rue, qui fait un travail utile, surpassent aujourd’hui 855 décès, recensés chaque année. Ce décompte témoigne d’une tragédie sociale dont nous devons toutes et tous prendre pleinement conscience. Derrière ce comptage, il y a des vies brisées, des noms, des histoires singulières et douloureuses, témoins d’une marginalisation qui se fait chaque jour un peu plus persistante.

Les quatre équipes de maraude d’Emmaüs Solidarité, confrontées quotidiennement à cette réalité, ont dénombré à elles seules, en 2024, 20 décès de personnes sans abri dans les villes, rues et bois. Ces chiffres ne suffisent pourtant pas à saisir toute l’ampleur du problème : combien d’autres morts sont tout simplement passés sous silence ? Combien de personnes agonisent dans l’oubli, leur existence réduite à un maigre fil de survie ? Parfois une place d’hébergement ou de logement, comme un petit miracle. Mais après leur admission, combien y meurent dans l’année, victimes de leurs corps fragiles, épuisés par des années d’extrême précarité ?

Vivre à la rue c’est la risquer chaque jour et mourir, en moyenne prématurément à 48 ans, dans le silence et la solitude. Vingt autres personnes, suivies par les équipes d’Emmaüs Solidarité sont décédées en 2024 dans nos centres d’hébergement, ou en pensions de famille ou dans les hôpitaux. Nous serons aux côtés du Collectif Les Morts de la rue, ce 20 mai à 18 heures au parc de Belleville, pour rendre un dernier hommage à ces femmes et hommes décédés.

Des impératifs éthiques, moraux et politiques

L’exclusion n’est pas qu’une conception sociale, c’est avant tout une réalité qui s’éprouve physiquement. Dans la désespérance, la dégradation physique et psychique est inéluctable. La rue est violente. La rue tue. Et malgré l’engagement de nombre d’acteurs contre cette réalité implacable, chaque décès reste un échec collectif, une fracture irrémédiable dans la conscience fraternelle de notre humanité. Ce combat exige une action forte.

Les associations de solidarité sont inquiètes, parfois même fragilisées, alors même qu’elles sont le dernier filet de sécurité des plus fragiles. Et je salue l’action de tous les professionnels de la veille sociale, les équipes de maraudes et des accueils de jour, etc. Ils sont le premier maillon de la chaîne de solidarité, il nous faut mieux les soutenir, car ils sont notre boussole.

Les ambitions justes pour le secteur social se font désespérément attendre. Il faut impérativement augmenter et pérenniser les financements à la hauteur des besoins pour le logement et l’hébergement des personnes sans abri ; construire des logements réellement accessibles (sociaux et accompagnés) ; renforcer le pilotage et la coordination entre tous les secteurs sociaux, médico-sociaux, sanitaires – nous l’avons démontré pendant la période Covid – ; aller plus loin dans la politique du Logement d’abord et s’assurer de son effectivité et portage localement et dans les territoires (exemple du dispositif sur grands marginaux à Paris en 2024) ; mobiliser les acteurs économiques et de la société civile dans cette bataille pour changer le regard sur les personnes sans abri ; développer un observatoire capable d’analyser, de façon objective et précise, l’état de la question SDF en France. Ces mesures ne sont pas des options, ce sont des impératifs éthiques, moraux et politiques.

Changer la donne

Mais surtout, il faut nous interroger : pourquoi notre société tolère-t-elle de mourir dans la rue ? Pourquoi acceptons-nous cette norme de l’indifférence ? La crise du sans-abrisme ne doit plus être reléguée au rang de problème marginal. Elle doit s’imposer en priorité au plus haut sommet de l’État et devenir une grande cause nationale, rassemblant toutes les forces politiques (d’une manière transpartisane) économiques, sociales, citoyennes de notre pays.

Ce combat doit être global, intégrant le droit fondamental et inconditionnel à un hébergement digne, reconnu par le code de l’action sociale et des familles (Casf – article L. 345-2-2), à toute personne en détresse médicale, psychique ou sociale. Mais aussi le droit au logement, inscrit dans la loi Dalo. La lutte contre le sans-abrisme doit également prendre en compte la spécificité de tous ses visages, notamment celui des enfants (2 000 enfants selon le dernier rapport Unicef-FAS) ou celui des femmes, qui représentent 12 % des sans-abri à Paris en 2024, selon la dernière Nuit de la solidarité. Victimes fréquentes de violences physiques, sexuelles ou psychologiques, leur situation exige une attention particulière et prioritaire.

Sans oublier les jeunes, les travailleurs pauvres, les personnes en situation de handicap ou ayant une petite retraite, comme mentionné régulièrement dans le rapport annuel de la Fondation pour le logement des défavorisés. N’attendons pas que d’autres drames arrivent, il faut agir.

Il n’y a pas de fatalité à cette situation. Notre société possède en elle tous les leviers et toutes les ressources pour changer la donne, avec une volonté politique affirmée et des ressources mobilisées. Que des grandes voix de notre pays s’élèvent, des politiques, des intellectuels, des citoyens, ou simplement des humanistes. Il revient à chacun d’entre nous de faire entendre une voix forte et unanime, celle de la justice et de la fraternité. Il y a urgence à transformer cette tragédie en appel à la conscience collective et à la solidarité nationale, notre propre humanité en dépend.