Face à l’hostilité de l’Etat français et aux règles de plus en plus restrictives à l’égard des personnes migrantes, Emmaüs prône l’accueil inconditionnel. Cette valeur historique du Mouvement est portée par nos structures, notamment par les communautés. Dans le cadre de l’accompagnement proposé aux compagnes et compagnons, Emmaüs favorise la participation à la vie du Mouvement et encourage l’expression autour de nombreux projets. C’est ainsi qu’un partenariat avec l’association ZEP (Zone d’Expression Prioritaire) a vu le jour en 2025. 8 structures du Mouvement ont été accompagnées autour d’ateliers d’écriture, en lien avec l’équipe Accueil, Droits et Participation d’Emmaüs France. À la veille de la Journée internationale des personnes migrantes, nous vous proposons de découvrir le texte de l’un des participants, Arber Jashari, intitulé « Je suis un Français sans papier ».
Dans la nouvelle rubrique « Chronique d’Emmaüs », la parole est donnée à celles et ceux qui font le Mouvement. Compagnes, compagnons, personnes accueillies, bénévoles… Chacune et chacun partagera le sujet de son choix, récit imaginaire ou vrai souvenir, poème ou billet d’humeur.
Je suis un Français sans papier
Je suis un homme de mots. Journaliste de formation, j’ai passé ma vie à observer, à écouter, à écrire. À témoigner. Mon regard a toujours été tourné vers la France, sa culture, sa pensée, sa manière d’exister dans le monde. Je suis né au Kosovo mais j’ai grandi dans cette patrie intellectuelle que sont les livres français. Sartre et Camus ont été mes compagnons. Hugo, mon maître de justice. Voltaire, une lumière intérieure. La langue française, mon souffle.
En octobre 2022, à 30 ans, j’ai quitté mon pays avec ma femme. Ce n’était pas un départ joyeux, ni touristique. Plus jeune à 7 ans, j’avais déjà quitté mon pays avec mes parents à case de la guerre. Mais là c’était un arrachement par des raisons politiques. J’ai laissé derrière moi une vie que j’aimais, mais dans laquelle je ne pouvais plus respirer librement. Mon rêve d’une vie digne m’a conduit ici, en France, cette terre de droits et de culture. J’y ai vu une promesse. Et je ne me suis pas trompé.
En janvier 2023, après le refus de ma demande d’asile par la Cour nationale du droit d’asile, j’ai rejoint la communauté Emmaüs. C’est là, au cœur de cette expérience humaine, que j’ai vraiment rencontré la France. Pas celle des institutions, mais celle des visages, des gestes simples, de la solidarité au quotidien. J’ai vu des bénévoles français donner de leur temps, de leur énergie, de leur amour, à des inconnus comme moi. J’ai vu des gens fatigués, précaires, mais debout. Ce que j’avais toujours imaginé de la France, la fraternité, a pris une forme concrète entre les murs d’Emmaüs.
C’est ici que je travaille, que je vis, que je réfléchis, que je participe à la vie collective. Je ne suis pas un parasite. Je ne suis pas une menace. Je suis un homme qui aspire à contribuer. Je suis un père, depuis février 2025, d’un petit garçon né en France. Et cette naissance restera à jamais gravée en moi.
Car jamais, au cours de ce moment si intime et si vulnérable qu’est la naissance d’un enfant, je ne me suis senti discriminé. Ni moi, ni ma femme. Ni une seule remarque, ni un seul regard différent. Nous avons été traités à l’hôpital de Dijon avec la même attention, la même humanité que n’importe quel autre couple français. Les sages-femmes, les médecins, les infirmières… Tous ont été formidables. Ce que nous avons vécu, c’est la France de la solidarité dans sa forme la plus pure. Une solidarité simple, concrète, directe. Une solidarité bouleversante. Nous n’avons rien payé pour cela.
Ce jour où mon fils est venu au monde, je me suis senti pleinement citoyen de ce pays, même sans papiers. Parce qu’au fond, dans ces instants-là, les papiers n’ont plus d’importance. Ce qui compte, c’est la dignité, l’humanité. Et cette humanité, les Français me l’ont donnée sans compter.
Aujourd’hui, je suis sans papiers. Cette expression me colle à la peau. Mais ce qu’aucun papier ne peut effacer, c’est ce que je suis déjà devenu. Je suis un Français sans papier, parce que je parle cette langue comme une langue de cœur. Parce que j’ai choisi ce pays, et que chaque jour je le respecte à travers mes actes. Je suis un Français sans papier, mais pas sans engagement. Je suis un Français sans papier, mais pas sans culture. Je suis un Français sans papier, mais j’ai déjà une place ici, silencieuse peut-être, mais bien réelle.
Ce que je demande, ce n’est pas une faveur. C’est une reconnaissance. Celle d’une vie vécue avec dignité, honnêteté, courage. Celle d’un parcours cohérent avec les valeurs que la France proclame. Je ne suis pas en France pour profiter, mais pour appartenir, pour construire, pour transmettre.
Un jour, peut-être, j’aurai une carte de séjour, ou mieux : la nationalité française. Mais ce jour-là ne changera pas ce que je suis. Car au fond, je suis déjà Français. Et ce que je demande, c’est que mon pays d’adoption m’adopte à son tour.

Arber Jashari, 33 ans