Interview de Loïc Le Dall, Président d’Emmaüs Roya, la communauté Emmaüs exclusivement agricole, qui a ouvert ses portes à l’été 2019 à Breil-sur-Roya (dans les Alpes-Maritimes).
Comment est né ce projet de communauté « 100% paysanne » unique en son genre ?
Tout a commencé autour de Cédric Herrou et de ses actions pour accueillir les demandeurs d’asile dans sa ferme. Cédric évoquait régulièrement l’idée de ne pas se contenter de faire de l’accueil d’urgence mais de créer un lieu de vie favorisant l’insertion des réfugiés, qui seraient inspirés par une vie rurale et non un mode de vie consumériste. Nous étions conscients que nous serions attendus au tournant et que nous n’avions pas le droit à l’erreur !
C’est au cours de la tournée pour le film « Libre » de Michel Toesca que Cédric et Marion, les « moteurs du projet », ont rencontré la fédération Emmaüs France et réalisé combien le modèle communautaire Emmaüs nous permettrait de concrétiser ce projet. Puis Marion et Cédric ont ensuite proposé cette spécificité agricole et cette idée a été très bien accueillie car les structures Emmaüs développent de plus en plus ce type d’activités. Ce projet n’aurait jamais vu le jour sans Cédric Herrou, son statut d’agriculteur, ses terrains à Breil, son énergie, son dévouement, sa force politique et médiatique et son ‘’casier judiciaire’’…
Qu’avez-vous découvert du Mouvement Emmaüs en créant vous-même une communauté ?
Comme l’immense majorité des gens, on connaissait tous les compagnes et compagnons en réinsertion mais pas « le pourquoi du comment » ni surtout la force du projet politique.
Avec le recul, je peux dire qu’il n’y a aucun hasard ! Nous sommes arrivés là où nous le devions. Au sein de la plus grosse structure nationale et internationale qui porte et fait vivre sans concession les valeurs qui nous animent : respect de tout le vivant, de tous les êtres humains, liberté de circulation, dignité, défense des droits, écologie, économie solidaire, vivre ensemble avec nos différences, solidarité et accueil inconditionnel, responsabilisation dans une volonté d’émancipation etc. Aujourd’hui, je réalise combien Emmaüs représente un des plus beaux espoirs pour les utopistes dont je fais partie ! (rires). Pour moi, Emmaüs est la force de proposition d’un modèle de société alternatif la plus puissante, qui sait préserver sa radicalité l’entité la plus libre de créer !
A Emmaüs Roya, je pense que nous sommes tous plus ou moins conscients de développer un projet de société alternatif fort, et heureusement médiatisé au sein d’un mouvement puissant dont nous partageons les mêmes valeurs et les mêmes luttes.
A 30 ans, vous êtes aujourd’hui l’un des plus jeunes présidents de communautés Emmaüs en France. D’où vient cette force d’engagement ?
Lorsque l’on est devenu Emmaüs, il était question que Marion et Cédric deviennent salariés pour encadrer la communauté de vie. Seulement – et à raison – Emmaüs France considère que les salariés ne peuvent être également membres du bureau pour éviter toute corruption du système démocratique de l’association. Certains m’ont alors proposé de me présenter pour prendre la suite de la présidence.
Comme je suis très impliqué, et depuis longtemps, dans l’aide apportée aux exilés et que j’étais très attiré par ce projet si génial et complet, c’était l’occasion de sauter le pas pour m’impliquer encore davantage dans l’association. J’ai diminué mon temps de travail (boulot alimentaire), j’ai réorganisé mon planning et avec ma compagne on a déménagé à Breil pour être au coeur du projet.
Aujourd’hui, je travaille dans un lycée « difficile » trois jours par semaine et le reste du temps je le passe en milieu rural entre Emmaüs Roya et le Secours Populaire pour l’aide apportée aux sinistrés de la tempête Alex.
Grâce à toutes et tous – y compris tous mes interlocuteurs d’Emmaüs France – je me sens à l’aise avec ce statut et continue d’avancer timidement mais déterminé à l’incarner toujours mieux pour servir et défendre ce beau projet.
Vous avez affronté, dès le début de votre mandat, une catastrophe naturelle sans précédent, la tempête Alex, qui a dévasté en octobre dernier la vallée de la Roya, vos plantations, les routes et les infrastructures. Comment s’est organisé le processus de reconstruction ?
La tempête a laissé derrière elle des paysages apocalyptiques. Durant les premiers jours, nous avons réussi à rejoindre la communauté, coupée du monde, non sans mal en empruntant un chemin de randonnée au-dessus du village. Unique moyen d’accès. Le constat collectif était sombre. Plus d’accès routier, plus de véhicules, tous bloqués sur des tronçons de route, plus d’électricité, plus de grain pour les 900 poules, mauvais accès à l’eau, le pont qui menait aux terrains agricoles entièrement détruit… On a évoqué l’idée de fermer la communauté, trouver des places pour les compagnes et compagnons, organiser l’exfiltration des poules… Mais le collectif, une fois de plus, a entraîné une dynamique impressionnante ! On a réuni tous les potes et on a fait passer une tonne de grain par le chemin de randonnée, organisé des hébergements temporaires, trouvé les moyens pour livrer le maximum malgré les difficultés et les pertes. On a pu compter sur la motivation de chacun : les salariés, les compagnons – déterminés à rester chez eux et à aider dans la vallée même s’ils avaient des propositions de « relogement »-, les membres de l’association, le cercle de bénévoles, un soutien sans faille de toutes parts et surtout d’Emmaüs France et du Mouvement en général. On a jamais été aussi convaincu du concret de l’esprit Emmaüs, que l’on faisait partie de la famille, que personne ne nous laisserait tomber et que tout cela, ce n’était pas que du blabla… Restent évidemment des conséquences sur le long terme comme le traumatisme, les pertes de proches, d’emplois, de biens, d’immobilier, de lieux, de commerces….
Mais nous avons mis en place de nombreuses actions de soutien pour rebondir collectivement = pour que la vallée se relève structurellement, économiquement, humainement, écologiquement.
Quelle est la situation aujourd’hui à la frontière franco-italienne ?
La situation me semble catastrophique. Les exilés bloqués côté italiens se retrouvent à errer dans la ville de Vintimille. Avec la crise sanitaire, le camp de la Croix-Rouge a été fermé et les personnes se retrouvent à la rue. Au moment de la tempête Alex, certains exilés qui dormaient le long des berges de la Roya ont été emportés. La ville était dans un état déplorable, pleine de boue. Malgré cela, les policiers français ont continué à refouler les exilés à la frontière. Dans ces conditions dramatiques, il y aurait pu y avoir une trêve, même officieuse… Rien !
A Vintimille, heureusement qu’il y a la Caritas ouverte le matin pour offrir un lieu de répit, à manger, des vêtements et couvertures, une charge de téléphone, des soins. Il y a aussi le bar le Hobbit qui offre cafés et points de recharge toute la journée. Quelques habitants s’organisent pour héberger les femmes et enfants en priorité.
Entre 50 et 150 personnes par nuit sont privées de leurs droits et de dignité, entassés dans des algecos de la police aux frontières, sans mobilier, sans chauffage, parfois sans boire ni manger. Sans parler des entraves aux procédures, telles que la demande d’asile, le refus d’entrée sur le territoire, le droit de consulter un médecin ou d’avoir une explication sur ce qu’ils subissent et ce qu’ils auraient le droit de réclamer.
Tous les soirs des équipes niçoises ou des villes limitrophes, épaulées par des italiens, distribuent des repas chauds sur un parking aux exilés. Pour les bénévoles et compagnons d’Emmaüs Roya, cuisiner et organiser les distributions le mardi et le jeudi est devenu un acte hebdomadaire très important. Entre 50 et 150 rations (et même jusqu’à 250 il y a peu), sont distribuées ! Malgré les énergies déployées à dénoncer les agissements illégaux et maltraitants des autorités, la situation perdure.
Depuis la consécration « du principe de fraternité » par le Conseil Constitutionnel, le délit de solidarité c’est vraiment fini…?
Je dirais que non. Le principe de fraternité concerne le territoire national. C’est déjà une avancée mais comment se contenter d’une solidarité qui s’arrête aux frontières françaises? L’espace Schengen promet la liberté de circulation depuis les années 80 mais les Etats européens bafouent leurs propres textes. Aujourd’hui, pour résumer, si je prends en voiture une personne dans le besoin en Italie, que je souhaite l’abriter chez moi en France, que nous sommes contrôlés et que la personne n’a pas de titre de séjour valable en France, c’est refoulement pour elle dans des conditions indignes et garde à vue pour moi.
Rappelons que depuis plus de 70 ans, quelqu’un qui se présente à la frontière comme sur le territoire national pour demander asile doit de fait avoir accès à ce droit, pour lancer la procédure.
Celui qui se retrouve condamné pour avoir franchi une frontière avec un étranger dans sa voiture ne devrait pas encourir du pénal. Pourtant, c’est encore le cas en France, même après la consécration du principe de fraternité.